Jean VILLERET
« Je ne me considère pas comme un héros, je ne suis qu’un simple
citoyen. »
MA SITUATION AU
DEBUT DE LA GUERRE
J’avais plus de 16 ans au début de la guerre. Ma
famille était communiste. J’habitais à Maisons-Alfort, je travaillais comme
tourneur mécanicien. J’avais des copains italiens, et il y avait en Europe des
dictatures.
J’ai vécu l’exode, et les privations. Il y en avait
même qui mourraient de faim chez nous, à cause de l’occupation.
J’ai voulu entrer dans la résistance, mais c’était
difficile de prendre des contacts, de gagner l’Angleterre, car on avait entendu
parler de l’appel de De Gaulle.
LE TRAVAIL POUR L’ALLEMAGNE
J’ai participé à la Relève , je fabriquais des pièces pour les
allemands. J’ai dit à mon patron que je partais, j’ai demandé mon solde, et
j’ai franchi avec des copains la ligne de démarcation, sans passeur.
En novembre 1943, je me suis retrouvé bloqué car
l’Allemagne avait envahi toute la France. J ’ai
été travailler en Allemagne avec des indochinois qui étaient restés sur le
territoire français car prêtés par l’armée de Vichy. J’avais 20 ans à l’époque,
un vrai gamin. Je ne me suis pas entendu avec l’ingénieur, qui considérait les
indochinois comme inférieurs. Je suis parti. J’ai été convoqué pour le STO.
Lettre que le patron de Jean Villeret a envoyé à son père, convocation au Service du Travail Obligatoire.
J’ai refusé. Les allemands sont venus me chercher chez
moi, mes parents ont dit que me m’étais disputé avec mon père, et les allemands
n’ont pas inquiété mes parents. J’étais à Sarlat, j’étais parti chercher des
cartes d’alimentation, et donc j’ai été convoqué par l’armée allemande et par
la gendarmerie française, qui me menaçait de représailles si je ne me
présentais pas à la gare. Un copain m’a fait une fausse carte d’identité, et je
suis retourné travailler avec les faux papiers.
Après, par l’intermédiaire de connaissances, j’ai
enfin réussi à rentrer dans un groupe de Francs Tireurs Partisans. On m’a dit
que si j’étais arrêté, je serai fusillé.
Un de mes camarades a été arrêté, et je lui avais
donné mon adresse !
J’avais un rendez-vous, je suis arrivé à une heure d’avance, et
personne n’est venu. En fait, au moment de monter dans le train pour repartir,
les autres sont arrivés, et ont été arrêtés. Je l’ignorais, et comme j’avais
loupé le groupe, je suis allé au repêchage à Créteil. Dans le bus, j’ai vu
arriver 5 gars, et j’ai eu un pistolet mitrailleur pointé sur le ventre. Ils
m’appelaient Bill, c’était mon surnom de résistant.
J’ai été arrêté par des français, chargés de la lutte
anti-terroriste. J’avais mon pistolet dans la main, mais ils n’ont pas tiré car
il y avait du monde derrière moi.
J’ai été interrogé et le lendemain on m’a livré à
l’armée allemande à Fresnes, j’étais donc gardé par la Wehrmacht , et pas par
les SS. J’ai signé mon interrogatoire fait en allemand, que je ne comprenais
pas.
Le 25 avril, on s’est retrouvés réunis avec mes
camarades et j’ai pu discuter. Celui qui m’a dénoncé n’y pouvait rien, il a
d’ailleurs été fusillé.
J’ai pu écrire à ma famille, je savais que j’allais
mourir, surtout en étant FTP. Il ne fallait pas que je l’avoue, car les FTP
étaient fusillés de suite.
J’ai écrit, mais la lettre n’est jamais arrivée chez
mes parents.
En juin, ma mère et deux de mes sœurs ont eu
l’autorisation de me rendre visite et elles m’ont apporté un colis avec des
vêtements car on les avait prévenues que j’allais partir en Allemagne. J’étais
tout seul, et j’arrivais à parler avec des gars du dessus.
Le 7 juillet 1944, on m’a mis dans une cellule avec
des officiers de l’armée secrète. On nous a emmenés à la gare de Bercy, deux
par deux, enchaînés. On nous a mis dans un wagon de 2eme classe. J’ai voyagé
serré contre les autres pendant 3 jours, sans boire et sans manger. On était
serrés comme des sardines. On étaient considérés comme des terroristes, donc
encadrés par les services spéciaux de la gestapo. Si un s’évadait, tout le
wagon serait fusillé. On a touché un colis de la Croix Rouge , mais on avait
faim. On n’avait toujours pas bu. On crevait de soif.
LE DEPART VERS LES CAMPS
On savait pas où on allait, seulement que c’était en
Allemagne, et on s’est retrouvé en Alsace, dans un train avec des civils, des
permissionnaires, et on est arrivé à Strasbourg, puis direction les Vosges.
Gare de Rethau, il y avait un détachement de SS, les
coups ont commencé à tomber, les hurlements, et on a fait 8 km à pieds. J’avais de
l’oedème aux deux jambes. On est arrivé au camp de Natzweiller-Struthof.
On est arrivés aux douches, on nous a désinfectés avec
un produit qui nous brûlait la peau, et on nous a rasé de la tête aux pieds. On
ne se reconnaissait plus, du coup. On nous a donné une tenue, n’importe laquelle,
avec des claquettes en bois, et mon numéro 19410, qu’il a fallut coudre. Dans
le dos j’avais une croix rouge peinte, et deux N. J’étais NN, Nacht und Nebel.
Le soir on a été à l’appel, puis on a mené la vie du
camp.
LE CAMP
Carte postale donnée par M Villeret
Je vais décrire ce que j’ai vu par rapport à mon
emplacement dans le train, car j’étais assis dans le sens de la marche, et j’ai
aperçu le camp du train. On voyait la vallée, j’ai dit à mes copains qu’on
n’allait pas être mal. A l’entrée il y avait le poste de garde, une porte
grillagée avec des sentinelles. Il y avait des baraquements, la 1ère
baraque logeait le chef de camp, qui était déporté. Puis 7 blocs, espacés, en
bas le four crématoire et les douches, où on nous donnait les habits, la salle
de vivisection, et l’infirmerie où on faisait des expériences.
LE TRAVAIL DANS LE CAMP
Les corvées :
On vidait des fosses septiques, car il y avait des
toilettes collectives, on devait prendre un Kommando, n’importe qui, un groupe
appelé, et on avait une brouette. Les gars du bas ramassaient les excréments
avec des pelles, sans rien renverser, et on allait tout vider dans le jardin.
On enlevait des pierres pour les déplacer et le
lendemain les remettre en place.
Le camp a été monté à dos d’homme, en portant pièce
par pièce les structures. On avait des journées très longues. Il n’y avait pas
de route, et les allemands ont trouvé un filon de granit rose qu’ils ont décidé
d’exploiter pour construire leur monument en l’honneur du 3ème
Reich.
Construction de la route par les déportés
C’était un camp d’extermination
par le travail. Aujourd’hui on ne voit plus les baraques. Maintenant il y a une
route qui n’existait pas, elle a été construite à la pelle, à la pioche, au bar
amine. Il y a eu des morts, et on a du construire une route qui montait à la
carrière. Les allemands faisaient sauter les morceaux de granit, et les détenus
les taillaient. Après il y avait une équipe qui s’occupait de démonter des
moteurs d’avion dans des baraquements, ces moteurs avaient été récupérés aux
anglais. Eux au moins étaient à l’abri.
J’ai enlevé des cailloux en juillet août 44 dans le jardin. Il y avait des petites
corvées : j’ai peint à la chaux les barrières du jardin et j’en ai profité
pour manger des groseilles.
On a évacué le
camp avec l’avancée des alliés. Direction Dachau dans un train de bestiaux,
assis en chevrons. Je crevais de soif, j’ai failli boire mon urine.
On nous a
habillé en rayé. Ca m’a rappelé les pieds nickelés, mais je ne me suis pas
senti dégradé.
Le lendemain on est partis à pieds dans un camp de travail, on
appelle ça un kommando. On a couché dans la paille. Rien n’était prévu pour
nous recevoir. On ne faisait rien.
On attendait.
Un allemand est
venu nous demander ce que l’on savait faire. J’ai dit que j’étais tourneur, et
avant de partir travailler à la fabrique, j’ai du faire des corvées.
On a quitté le
camp de quarantaine et on s’est retrouvés dans grandes baraques avec des
châlits, et tous les matins, l’appel, les SS prenaient les numéros, et on était
dispatchés. Un matin, pour éviter l’appel, je me suis planqué aux chiottes,
c’est là où se faisait tout le trafic du camp.
J’ai été à la
gravière, on construisait des blockhaus dans les champs, pour quoi faire ?
Puis kommando de la remorque : tirée par des
détenus, ferrures attachées aux détenus. C’étaient des remorques avec des pneus
caoutchoutés, et un jour je me suis retrouvé au timon, c’était l’horreur. J’ai
regretté de ne pas avoir été fusillé. Cet après-midi là, j’étais sur le côté,
c’était dur. On était surveillé par un SS avec un chien qui nous mordait.
Puis on m’a envoyé à la
BMW. On était près d’une usine planquée
dans les bois. On faisait des moteurs d’avion à réaction. C’étaient que des
détenus qui géraient tout ça. J’étais sur une perceuse radiale, douze heures
par jour, soit de nuit, soit de jour. J’ai eu de la chance, car j’aurais pu
aller construire l’usine en restant dehors 12 heures, à porter un sac de 50
kilos. Il y a eu de nombreux morts, et je n’aurais pas été assez fort pour
porter 50 kilos à bout de bras.
Dans l’usine, il y avait un canadien, un soviétique et
moi. J’avais des camarades qui avaient 16 ans, le plus dur c’était ça. Ce qui
m’a sauvé, c’est que les bâtiments étaient chauffés par de l’air pulsé, mais
faut pas croire, c’était pas pour nous.
Ca a duré jusqu’en janvier. On a été bombardés, et la
dernière semaine je n’en pouvais plus. Les allemands avaient fait construire
des murets pour qu’en cas de bombardement les éclats ne détruisent pas tout. Je
me suis assoupi contre un muret, un officier m’a foutu un coup de pied dans les
côtes, je n’ai pas bougé ; Il m’a regardé et est parti. Je n’en revenais
pas qu’il ne m’ait pas tué.
Puis je suis revenu à Dachau, j’ai du déneiger les
accès aux maisons des officiers, et il faisait -20 °C , et le plus dur c’était
la faim.
Le typhus est arrivé dans le camp, on a été mis en
quarantaine, donc on ne faisait plus rien.
Le 29 avril 45 les américains sont arrivés, c’était la
fête.
Je pesais entre 35 et 40 kilos. J’étais resté dans le
coma à cause du typhus, je pouvais même plus manger, même le colis de la croix
rouge que j’ai reçu.
Je suis revenu chez moi en juin. J’avais écrit à mon
père au moment de ma libération. Je suis rentré avec des gars du Doubs qui
m’ont ramené en voiture.
Avec les anciens déportés du Doubs
Jean Villeret porte un calot noir et tourne la tête vers la gauche, il regarde son camarade et sourit (5è en partant de la droite)
Quelle était votre motivation pour
tenir ?
Ma principale motivation dans le camp, c’était de
savoir ce que je pourrai manger.
Mais le travail à la chaîne ne nous permettait pas de
s’arrêter. Le principe, c’était d’en faire le moins possible, je sabotais des pièces,
des culasses de moteur d’avion, celui qui vérifiait laissait passer, et ça
devait poser des problèmes au montage. C’était des coups à être pendus.
ses décorations, ses médailles
*******************************
Emile TORNER
Emile Torner est né à Paris, en 1925.
Il a 15 ans quand ses parents, Juifs, décident de quitter la France, craignant l'arrivée des Allemands.
Quatre ans plus tard, il s'engage dans la résistance, au sein du maquis de la Creuse, dans le réseau Surcouf.
Il est arrêté en juillet 1944, envoyé en Allemagne, puis dans le camp de Buchenwald.
Il est immatriculé et porte le numéro 80 655.
Il est ensuite envoyé dans un kommando à Langenstein, où il doit creuser une usine souterraine.
Il doit porter sans répit des sacs de ciment.
Il parvient à survivre jusqu'à la libération du camp par les alliés en mai 1945. Il ne pèse plus alors que 28 kilos.
Il rentre à Paris, se fait soigner à l(Hôpital Saint Louis, car il a attrapé la gale.
Il mettra 64 ans pour enfin témoigner.
"tant que je le pourrai, je continuerai à témoigner et à aller sur les lieux de mémoire.
Ce qui est important aussi bien pour les jeunes générations que pour les familles qui nous accompagnent.
Les jeunes générations, pour les appeler à être vigilants sur les évènements à venir."
*******************************
Jean Louis STEINBERG
Jean-Louis STEINBERG est né à Paris en 1922.
Il fait ses études à l'école alsacienne et dans différents lycées.
Ses grands parents étaient Juifs, et sa famille, bien qu'athée, a subit les persécutions du gouvernement de Vichy et de l'occupation allemande.
Voici la carte d'identité de mon frère faite pendant l'occupation.
Elle est au nom de SIEURIN, mon père avait francisé notre nom, pour éviter les discriminations. Il fallait aller nous inscrire ensuite sur les listes des Juifs, et nos papiers ont été tamponnés avec le mot Juif. On devait le faire, car notre nom était inscrit sur les registres de la synagogue, en tout cas celui de mes grands-parents. Nous, nous étions athées. Comme l'Etat considérait qu'on "tait Juif si nos grands-parents l'étaient, on risquait gros à ne pas aller s'inscrire, en cas de vérification.
Il lutte avec le parti communiste contre les nazis tout en poursuivant ses études supérieures, à la Sorbonne.
Jean-Louis après la guerre
Il est déporté à Auschwitz avec son frère, Claude, et ses parents, tous trois morts en déportation.
Son matricule, qui sert de couverture à son livre, Des Quatre, un seul est rentré.
Comme les nazis avaient décider d’exterminer les Juifs simplement si les parents et les grands parents étaient de tradition juive, ils ont forcé mon père à aller s’inscrire au commissariat du 14è arrondissement.
On avait une radio et on écoutait la BBC. On était informé sur le sort des Juifs déportés, mais on n’a pas voulu y prêter plus d’attention car la propagande de guerre fonctionnait bien.
Je suis entré dans la résistance communiste dès 1941.
J’ai été déporté de Drancy à Auschwitz avec mon père et mon frère, et envoyés au travail forcé. On nous a sélectionnés, rasés, puis envoyés dans une baraque en bois. On a demandé ce qu’allaient devenir les autres. « Ils étaient « déjà » passés par la cheminée ». On n’a pas pu le croire. On ne pouvait pas imaginer cela.
Mon frère Claude et moi, jeunes
On a été travailler à Monowitz, pour AEG Farben. J’ai été séparé de ma famille, pour éviter l’entraide entre nous.
J’ai été affecté dans une équipe de travail de force : on devait creuser des tranchées, faire du terrassement, porter des sacs de ciment de 50 KG en courant. Nos chefs voulaient nous faire aller plus vite pour se faire mousser auprès des SS. Tous les jours on ramenait des morts.
Voici la carte des auberges de jeunesse de mon frère Claude, qui n'est pas revenu des marches de la mort. Elle porte notre vrai nom, même s'il manque le G à la fin.
Il intègre la résistance du camp et est sauvé.
Après la libération, il rentre en France et poursuit une carrière scientifique.
Depuis 1994, il témoigne devant les élèves et lutte contre les formes de racisme.
Il veut avant tout que l'on comprenne comment des gens ordinaires ont pu arriver à porter au pouvoir Hitler et les membres du parti nazi, et pourquoi ils ont engendré un tel système de barbarie.
********************************
Nos camarades du collège ont rencontré Sam Braun lors d'un repas organisé par l'association Ciné Histoire à la mairie de Paris en 2009. Il avait répondu à quelques questions qui s'intègrent dans le thème de cette année. Les voici reprises ici:
-Dans le train/wagon
Je me souviens de l’odeur, de la puanteur,
devrais-je dire. Les nazis voulaient, intoxiqués par leur propagande
antisémite, que nous devenions des bêtes. Eh bien, dans ce train nous le sommes
devenus, en apparence du moins !
L’entreprise nazie de déshumanisation
commençait ainsi.
Mes parents, malgré cette ambiance
mortifère, tentaient de nous distraire, ma petite sœur et moi. Ils essayaient
de nous amuser pour que le temps passe plus vite, pour qu’on oublie quelques
instants nos effroyables conditions d’existence, pour qu’on ne pense pas à ce
qui nous attendait.
Vous n’avez pas éprouvé de sentiment de
« solidarité » ?
Quasiment aucun. Une fois pourtant, un
déporté m’a donné de la poudre de tabac qu’il a réparti sur un bout de papier
journal mouillé et roulé sur lui-même. Où l’avait-il
« organisée » comme nous disions alors, je ne sais, pas plus que je
ne sais où il avait trouvé l’allumette pour allumer cet ersatz de cigarette.
Mais ce que je sais, C’est qu’après avoir beaucoup toussé, ma faim, pour un
court instant, fut apaisée. C’est la seule fois où j’ai fumé du tabac à
priser !
Vous avez donc plutôt conservé le sentiment d’une solitude
absolue ?
Oui, sauf une autre fois
où un déporté a eu, à mon égard, un acte de solidarité et m’a peut-être sauvé
la vie. C’était un dimanche après-midi, nous n’allions pas travailler. Ce qui
était, tout de même, assez incroyable ! Le dimanche après-midi, nous
n’allions pas travailler malgré leur besoin de main-d’œuvre !
Le bloc 10 dans lequel je couchais était
très proche des deux blocs qui servaient de KB, de Krankenbau, d’infirmerie. Nous étions séparés de ces deux blocs par
de fils de fer barbelés, non électrifiés ceux-là. J’étais d’un côté du grillage
et de l’autre se tenait un déporté en blouse sale, blanche initialement. Il m’a
demandé mon âge en allemand. Je lui ai répondu comme j’ai pu, dans la même
langue : dix-sept ans. Quand il s’est rendu compte que j’étais français,
il m’a alors parlé dans ma langue et m’a demandé mon numéro de matricule et le
numéro de mon bloc.
Je ne sais plus très bien comment ça s’est
passé, j’ai complètement occulté ce moment, mais je me suis retrouvé le
lendemain matin au KB. Est-ce que le chef de bloc m’a appelé ? Le n’en
sais rien, je ne m’en souviens pas. Je me suis retrouvé à l’infirmerie médecin,
car c’était un médecin, m’a gardé à peu près 8 jours alors que n’avait rien
sinon une grande fatigue.
Ça m’a fait un bien fou : plus besoin
de se lever aux aurores, plus besoin d’aller travailler à la Buna. Je marchais
librement dans l’ »infirmerie » et, sitôt qu’un SS arrivait, je
m’allongeais sur le lit le plus proche, même s’il était déjà occupé par un vrai
malade celui-là ! Ce médecin était le docteur Robert Waitz, un homme
formidable qui résistait à sa manière : il a accompli pour d’autres
mots-vivants ce qu’il a fait ce jour-là pour moi.
Il est devenu ensuite le doyen de la faculté
de médecine de Strasbourg. C’était un médecin de grande qualité. Un humaniste.
Il m’a sauvé la vie, pourtant je ne suis jamais allé voir après lorsque lui et
moi avons été libérés. C’est certainement un de mes plus grands regrets. Mais
je n’osais pas y aller de peur de réveiller chez lui les mauvais souvenirs ou
peut-être parce que c’était le moment où, de mon côté, je ne voulais plus en
parler.
-Rêver de nourriture
Pour moi, c’était très curieux. J’ai
souffert beaucoup de la faim, comme les
copains. Mais je m’y suis habitué. Je m’y suis habitué grâce aux rêves diurnes
où je me voyais dévorer pour soulager ma faim. C’est de rêves à l’état de
veille dont je parle, d’imaginaire conscient et non de rêves nocturnes.
La nourriture dont je rêvais se limitait à
deux choses : le hachis Parmentier et le café au lait, pain beurre. Le
hachis Parmentier parce que ma mère, qui cuisinait merveilleusement bien,
faisait un délicieux hachis Parmentier.
Je songeais aussi souvent au café au lait,
pain beurre, parce que c’était mon petit déjeuner habituel.
Chaque fois que j’avais trop faim, ce qui
arrivait souvent, je me réfugiais dans cet imaginaire-là. Et je mangeais avec
une telle concentration psychique, avec une telle conviction que je sentais
l’odeur et que ça soulageait ma faim. Du moins, j’en avais l’impression et
c’était là l’essentiel. Lorsque je repense à tout cela, je mesure la force de
la pensée et son influence sur le corps.
Mes repas imaginaires arrivaient à soulager
provisoirement cette sensation douloureuse. C’est étonnant, car la faim est une
tenaille qui vous tord l’estomac, c’est une pieuvre qui vous dévore de
l’intérieur.
-Garder espoir
Au camp, je n’ai jamais eu le désir de
mourir. Je n’ai jamais eu de désespérance. Jamais. J’étais sans doute persuadé,
au fond de moi, que je m’en sortirai.
Souvent, les enfants des écoles me demandent
ce qui m’a permis de vivre à Buna, ou plutôt de survivre.
Tout d’abord la chance, mais ce facteur
n’est pas quantifiable.
Ensuite l’imaginaire, qui permettait une
évasion relative mais salutaire dans un monde irréel mais plus humain.
Enfin l’espérance, qu’il ne faut pas
confondre avec l’espoir. L’espérance est capable de créer une heure de plus,
l’heure ainsi gagnée s’ajoute à une autre heure et toutes ces heures finissent
par faire des jours, ces jours des semaines et ces semaines des mois. Au camp,
cette espérance ne m’a quitté.
-Rester digne
Certains mentionnent
aussi l’hygiène comme facteur de survie. Dans Si c’est un homme, un personnage nommé Steinlauf explique à
Primo Levi que la toilette est importante, car entretenir son corps, au-delà de
l’aspect hygiénique, c’est conserver une certaine dignité, une certaine
humanité. Avez-vous éprouvé un sentiment semblable ?
Oui je peux dire que
j’ai tout fait pour être propre, dans la mesure du possible. Evidemment,
j’étais sale comme tout le monde. Il n’y avait pas de savon, pas serviettes non
plus. J’ai tout fait pour essayer d’être propre avec le peu d’eau qu’on pouvait
recueillir dans cette grande vasque autour de laquelle nous étions agglutinés
le matin. Un mince filet d’eau, essayé d’être le plus propre ou le moins sale
possible. Primo a raison.